Alors que privation renvoie au « fait d'être privé de quelque chose », la psychologie clinique parle de déprivation pour exprimer le « fait d'être privé d'une chose à laquelle on avait accès auparavant ». De cette manière, on incorpore en ce terme une information relative à ce qui a été connu, voir vécu. Winnicott définit la déprivation comme la «perte de quelque chose de bon, qui a été positif dans l’expérience de l’enfant jusqu’à une certaine date, et qui lui a été retiré. Ce retrait a dépassé la durée pendant laquelle l’enfant est capable d’en maintenir le souvenir vivant. La définition complète de la déprivation couvre à la fois le précoce et le tardif, à la fois le coup d’aiguille du traumatisme et l’état traumatique durable et aussi ce qui est presque normal et ce qui est indiscutablement anormal »(1). La déprivation peut être un traumatisme de plus ou moins grande intensité qui par son action de privation vient réveiller la brutalité de l’absence, de la disparition, de ce qui était bon à l’enfant, alors la douleur est envoyée dans la case oubliette de notre psychisme, sans omettre ce que Freud a souligné « la douleur laisse derrière elle des frayages si importants comme si la foudre avait frappé". Ces frayages sont les sillons souffrants de la blessure de la déprivation. Chacun, victime de déprivation, tentera de rétablir un équilibre, une forme de résilience pourrait nous dire Boris Cyrulnik, sans jamais pour autant guérir du traumatisme qui vient entraver le présent et le devenir de l’être grandissant car «La guérison d'un symptôme suppose qu'une élaboration a eu lieu, que la vie psychique s'est dégagée de certaines de ses entraves, elle ne signifie pas pour autant la disparition des termes du conflit dont le symptôme à été l'expression. » (2).
La disparition, l’absence, vient effracter ce qui faisait un tout en construction en un tout de quoi il manque une partie séparé de ce à quoi il ne peut se sentir dépendant qu’après en être privé. Dans les premières années de son développement l’enfant fait son apprentissage de la séparation. Il apprend à se séparer de ce avec quoi il ne fait qu’un en introjectant ce qui est bon pour lui comme un souvenir apaisant et qui lui permet d’assumer les privations à venir. De la séparation avant la capacité de l’enfant à se séparer de ce qui est bon fait la déprivation, et crée une carence en termes de besoin, une carence difficile à comprendre mais dont l’emprunte est la souffrance du fait refoulé dans l’inconscient et qui navigue dans le psychique de l’enfant sans pouvoir être classé par le sens qu’il pourrait lui donner.
Lors d’une séance Monsieur C. dit « Le vide, l’attente, les angoisses, la déprime, séparé, pas entier, dédoublé. Alors Je mange pour me remplir. Avant c’était pour vomir, vomir le monstre en moi. Aujourd’hui je ne fais que manger. Et puis je resterai bien au lit, j’y suis bien à attendre la semaine. La semaine je travaille. Alors je me force. Je me fais violence. Je ne veux pas ressembler à ça. Je sais que ce n’est pas normal, je ne sais…. Je suis une surface, je ne suis pas ce que je suis. Le sourire est là, la surface, le surfait, le ce qui n’est pas moi, le paraitre. Donner ce que je n’ai pas pour espérer obtenir en retour ce que je n’ai pas, ce dont je suis privé alors qu’hier j’en été rempli »
Ceci donne l’idée que la déprivation est dû non pas à la volonté de l’enfant qui évolue selon ses capacités et son développement mais à l’intervention du tiers qui retire brutalement (sans qu’il en soit conscient pour autant) ce qui est ressenti comme bon et nécessaire au développement par l’enfant. En ce sens l’enfant ne pourra pas se séparer, de lui-même, de ce qu’il ressent comme nécessaire à la satisfaction de ses besoins sans que l’invitation qui lui est faite corresponde à sa maturité. Nasio nous dit « Qu’est ce qui fait qu’un deuil n’est pas élaboré ? C’est le manque de temps et l’absence du rituel. Et qu’est ce qu’un rituel ? Un rituel c’est le temps nécessaire pour reprendre la représentation de l’objet perdu, la surinvestir et enfin peu à peu s’en séparer. » (1). Il y a ici la notion de capacité à effectuer le deuil de l’objet bon, c'est-à-dire de l’accompagnement qui est fait par le tiers et de la capacité de ce dernier à préparer l‘enfant à se séparer de ce qu’il ressent comme bon en lui proposant de découvrir d’autres objets qui lui apparaitront comme satisfaisants. L’intensité de la déprivation dépend de la capacité de l’enfant à accepter d’être privé ou de se séparer de ce qu’il a rencontré comme bon pour lui. Difficile de dire non à ce qui est pleinement bon car cela fait référence au plaisir total. N’oublions pas que l’enfant se confronte au principe de plaisir et au principe de réalité, c'est-à-dire à la capacité d’accepter la frustration sans pour autant en être profondément altérer. Ainsi le principe des vases communicant fera son effet par l’équilibrage, l’homéostasie, entre principe de réalité et principe de plaisir et produira alors l’acceptation bon gré mal gré de la non-satisfaction au profit d’un nouveau plaisir dans la réalité. Par contre, si l’enfant a été dans le tout plaisir et n’a pas été accompagné sur le chemin du principe de réalité, c'est-à-dire l’acceptation de la frustration de ce qui est désiré mais non obtenu, alors il persévérera dans une illusion du tout plaisir ou toute séparation lui sera totalement impossible à réaliser.
Si le deuil est impossible à réaliser c’est que l’objet qui a été bon et investi par l’enfant ne peut perdurer dans le psychisme comme le souvenir d’un objet bon mais comme un objet qui a disparu sans prendre gare au désagrément. La perte de l’objet est non-accepté par l’enfant qui n’a pas eu la capacité d’accepter sa disparition, la capacité d’intégrer le bon souvenir de l’objet en son absence. Le choc de la séparation, au sevrage par exemple, peut produire une intensité très haute de déprivation. Une intensité moyenne par un accompagnement semi-attentif à l’enfant produira une réduction de la non-acceptation et de ses résistances qui en découlent. Enfin, Winnicott souligne que « La potentialité innée d’un enfant ne peut devenir que si elle est couplée à des soins maternels adéquats » (1) par conséquent, l’accompagnement vers la séparation par le tiers accompagnateur qui mettra au service de l’enfant toutes ses capacités empathique, d’attention, de rassurance, d’observation, et de distanciation, permettra à l’enfant d’entrer dans un principe de réalité qu’il pourra par la suite équilibré avec le principe de plaisir. Cela ne veut pas dire pour autant que le manque de ce qui a été n’existe pas, non, le manque existe chez chacun d’entre nous et il est relatif à une déprivation à plus haute ou moindre intensité.
Par définition la frustration est une tension résiduelle issue de la satisfaction partielle provoquée par la non-satisfaction complète du désir initial. En d’autres termes, c’est un désir qui est non complètement satisfait et qui produit des tensions de non-satisfaction. Je fais l’hypothèse que la capacité à ressentir de la frustration serait une marque que la déprivation n’a pas été et que cette frustration engendre un malaise plus ou moins conscient de ce qui est désiré mais incomplètement satisfait. Autrement dit, plus la frustration provoque une souffrance psychique alors plus l’intensité de la déprivation est importante et plus la non-satisfaction tend du partiel au total.
La souffrance de la déprivation montre l’intensité du manque, du vide existant et non accepté, elle en devient souffrance parce qu’elle est vide de sens pour le sujet. Le sens associé au ressenti reconstruit ces fondations et conduit à l’explicable par la conscientisation en empruntant la difficile traversée du deuil de ce qui a existé et de ce qui est absent. Il s’agit de retrouver sa dépendance à soi, son indépendance à l’autre, pour être et vivre dans l’interdépendance sans que le manque vienne entraver la liberté de chacun à être heureux.